Des cartes dans une main, une bière à portée de l’autre : c’était le meilleur soir de la semaine, le soir du poker. Il y avait longtemps que Camille s’était mis à ce jeu, d’abord par curiosité, puis c’était devenu une sorte d’addiction. Pas uniquement le jeu et l’appât du gain, mais cette ambiance feutrée qui le rassemblait avec ses amis, chaque semaine sans faute. Il n’était pas du genre à avoir des habitudes, et préférait mener sa vie sans rien planifier pour laisser le hasard décider à sa place, mais le poker, c’était sacré, et c’était la seule chose immuable dans son emploi du temps. La seule chose qui ne réservait pas de surprise autre que celle du jeu qu’il tenait dans ses mains, et que celle des discussions qui partaient au fil de la soirée … Mais aujourd’hui, il y avait pourtant eu une surprise, et de taille. Une demoiselle s’était infiltrée dans leur petit groupe très fermé, débarquant au milieu d’eux comme une fleur. Généralement, les habitués du bar Witter ne venaient pas jusque dans l’arrière salle, et les Witter elles-mêmes avaient fini par comprendre qu’au moins le mardi, elles devaient laisser leur petit frère tranquille. Il était donc extrêmement rare que quelqu’un entre et les dérange, et c’était la rareté du fait – en plus du très joli visage de l’intruse – qui avait poussé Camille à prendre les choses à la plaisanterie plutôt que s’en agacer. Il ne savait rien d’elle, et il doutait que la moitié de ce qu’elle avait dit – ou écrit pour être plus précis – soit vrai, mais ça n’avait finalement guère d’importance. Il lui avait proposé un marché : elle jouait quelques parties avec eux, et il s’engageait ensuite à la ramener là où elle devait se rendre. Il n’y avait aucune mauvaise intension dans cette proposition, juste l’esprit éternellement joueur d’un jeune homme qui n’avait pas tout à fait terminé de grandir, et qui ne pouvait pas laisser passer une occasion pareille de rire un peu. Parce qu’il était persuadé de rire en l’invitant à leur table. Aux dépends de la jeune fille, bien sûr. Elle disait ne pas savoir jouer, et il l’avait crue – c’était rare qu’une fille connaisse réellement le poker. Il lui avait fait une place, certain qu’elle se ferait rapidement plumer, mais encore une fois, il n’y avait rien de bien méchant là-dedans. Lui-même s’était fait avoir bien des fois avant de saisir les subtilités du jeu, et se moquer des débutants était dans l’ordre des choses, non ? Le problème, c’était qu’elle ne se faisait pas plumer. Loin de là. Avec son visage angélique et ses yeux de biche, elle était l’innocence même, mais elle cachait des trésors de ruse derrière cette façade, et elle empocha rapidement les mises comme une vraie professionnelle. Et pour parler franchement, ça commençait à agacer Camille, qui ne voyait plus grand-chose de drôle là-dedans. Il ne voulait pas d’une nouvelle adversaire vorace, il voulait pouvoir étaler ses talents devant une petite nouvelle, et lui montrer qu’il ne suffisait pas de vouloir jouer, pour pouvoir jouer. Peine perdue. Mais finalement, elle se leva et lui mit son carnet sous le nez, sonnant la fin de cet intermède légèrement humiliant. Elle ne se montrait ni humble, ni réservée, malgré son silence les mots qu’elle avait couché sur le papier sonnaient comme une nouvelle moquerie pour Camille, mais il haussa finalement les épaules. Elle avait retourné le jeu contre lui, il serait bon joueur et il allait l’accepter. Elle lui avait fait exactement comme il avait souhaité lui faire, après tout … « Pas besoin de passer par les menaces, je tiens toujours mes promesses, contrairement à d’autres. » Râla-t-il pour la forme, tout en se levant, pas vraiment désireux de prolonger l’expérience. « Je ramène la demoiselle, ne finissez pas les bières avant que je revienne ! » Il n’était pas sûr que l’avertissement ait vraiment été entendu par ses potes, mais il était par contre certain que la réserve de bière de sa sœur aînée ne risquait pas de se tarir aussi facilement : aussi danger, donc. Il pouvait partir et revenir sans crainte. Il suivit la jeune femme à travers le bar, puis à l’extérieur, et se dirigea vers sa voiture. « Pas mal du tout, pour une débutante. Tu es sûre que tu n’avais pas de cartes dans les manches ? » Demanda-t-il soudain en louchant très fortement vers les bras de Sarah. « Les cartes dans les manches, ou bien tu t’entraînes tous les dimanche soir sur internet. Dans tous les cas, c’est pas beau de mentir. » Ajouta-t-il avec un grand sourire moqueur, qui laissait clairement sous-entendre qu’elle parlait à un maître en la matière. Il n’était pas vraiment bien placé pour donner des leçons …